lundi 16 août 2021

Auroville, cité utopiste qui a "réussi à perdurer sans se figer"


Le bâtiment blanc en demi-cercle se fond dans la végétation de palmiers et de bananiers. A l’intérieur, une brise agréable circule grâce à plusieurs ouvertures et vient refroidir les bureaux et ses nombreux ordinateurs. L’ambiance est calme et studieuse. Nous sommes à Auroville Consulting, pépinière d’innovations écologiques de cette cité utopique, nichée depuis un demi-siècle près de Pondichéry, à l’extrême sud-est de l’Inde.


Les bureaux d'Auroville Consulting (Gayatri Ganju / Libération)


Kshitij, un technicien informatique de 28 ans, présente fièrement la dernière création de cet incubateur d’une trentaine de chercheurs : un moteur de recherche alternatif, appelé solse.org, qui fonctionne en utilisant la technologie du moteur Bing de Microsoft. Mais à la différence des plateformes traditionnelles, celle-ci ne collecte pas de données personnelles pour les monnayer. Son modèle est différent : elle génère des revenus quand l’internaute clique sur une publicité et cet argent est utilisé pour installer des panneaux solaires dans les villages voisins d’Auroville. «Nous faisons confiance à l’utilisateur et ne voulons pas le suivre à la trace», résume Kshitij. Comme toutes les personnes interrogées, il ne donne pas son patronyme, qui identifie les castes en Inde. «Ce projet est à l’image d’Auroville, qui doit être durable dans tous les sens du terme – écologique et social.» Ce jeune Indien souriant, les cheveux longs ramassés en queue-de-cheval, est un «nouveau» à Auroville : il y a encore quatre ans, il vivait dans la grouillante Jaïpur, où il dirigeait sa propre société d’informatique. Sa carrière était prometteuse, son compte en banque bien rempli. Mais courir après l’argent l’a épuisé. «Ici, je vis et travaille pour l’environnement et c’est le secret du sourire que vous voyez sur mon visage», conclut-il. 

L’engagement écologique apparaît comme une évidence quand on zigzague dans les chemins boisés d’Auroville : la forêt luxuriante nous accompagne partout ; les maisons de brique et ciment sont aérées et coiffées d’une épaisse végétation, ce qui réduit le recours à la climatisation dans cette région tropicale ; et beaucoup d’habitants utilisent des vélos électriques, fait exceptionnel en Inde. L’écologie n’est pourtant pas l’objectif principal d’Auroville – ville fondée en 1968 par la Française Mirra Alfassa (1878-1973), appelée «la mère», avec l’influence du philosophe indien Aurobindo Gose. L’harmonie avec la nature est plutôt le dérivé d’un projet plus large, défini par le quatrième point de sa charte : "Auroville sera le lieu des recherches matérielles et spirituelles pour donner un corps vivant à une unité humaine concrète". 

Le bien collectif

L’«unité humaine» s’y matérialise par la présence de 3 200 résidents venant de 59 nationalités différentes, soit environ un tiers de celles représentées à l’ONU – près de la moitié sont des Indiens et les Français (454) et Allemands (258) sont les étrangers les plus nombreux. Pour éviter les divisions, il n’y a pas de religion à Auroville, ni de temple – si ce n’est une énorme et célèbre boule dorée appelée le Matrimandir, ou temple de la mère, qui symbolise l’unité de la «force divine» représentée souvent en Inde par l’énergie féminine, appelée Shakti. La spiritualité s’incarne dans le quotidien, concept indien qui a été résumé par Aurobindo dans sa théorie du «karma yoga», le yoga de l’action. L’objectif ultime des habitants d’Auroville est donc «d’élever leur conscience» par leur labeur en faveur du bien collectif. Et c’est là que l’exercice devient difficile.

Car premièrement, il n’y a pas de propriété foncière privée dans cette cité. «Mes parents ont fait construire la maison dans laquelle j’habite, mais elle ne m’appartient pas, explique Chali, une Américaine qui vit à Auroville depuis 36 ans et a été élue pour siéger au «comité de travail» de la ville, une sorte de conseil municipal. Cette maison appartient à la fondation d’Auroville.» Cette entité a été créée en 1988 par le Parlement indien pour protéger ce système et ses comptes sont audités tous les ans par la Cour des comptes du pays. Cinq résolutions de l’UNESCO ont également soutenu ce projet entre 1966 et 2017.


 «Nos étudiants s’en sortent bien, même en dehors d’Auroville, car ils ont une plus grande capacité d’adaptation et d’innovation et peuvent mieux affronter les changements rapides de la société.» 
—  Jean-Yves, professeur français à Last School


Ensuite, le concept de salaire disparaît. Il est remplacé par une «maintenance», un revenu de soutien d’un montant égal pour tous les habitants qui travaillent dans Auroville, quelle que soit sa fonction, dans le but d’assurer une sorte de revenu minimum universel et égalitaire. La moitié est versée en liquide, l’autre en nature: éducation, santé, culture et sport sont ainsi gratuits.

Vivekan, franco-tamoul qui vit à Auroville depuis trois ans. (Gayatri Ganju / Libération)

Le problème, c’est que derrière l’égalité se cache la frugalité : cette «maintenance» n’est que de 18 000 roupies par mois (208 euros), dont seulement la moitié en liquide. Généralement trop peu pour vivre, surtout pour des étrangers. Une grande partie des Aurovilliens dépendent donc encore de revenus supplémentaires : travaux saisonniers ou missions en Inde, voire à l’étranger, loyers d’appartements pour les plus chanceux qui ont eu une vie moins frugale avant de venir.

Désintoxication monétaire

L’un des buts d’Auroville est aussi de mettre fin à la circulation d’argent entre les habitants, afin de retrouver des relations plus pures et non marchandes. Noble idée, mais bien compliquée à appliquer. Au quotidien, cela passe par l’offre d’un maximum de services en nature et le paiement du reste de manière dématérialisée, par une carte d’Auroville.

Et pour aller plus loin dans cette «désintoxication monétaire», une innovation vient de voir le jour: une application mobile qui permet des échanges dans une monnaie virtuelle, l’aura. Ses utilisateurs reçoivent douze auras par jour, mais ne peuvent pas les amasser: trois auras doivent être offertes et les neuf autres doivent servir à échanger des biens ou services dans la communauté, faute de quoi ils se déprécient de 9% par jour. Cela est destiné à encourager la circulation dans notre société de surplus. «Nous avons repris les principes du revenu minimum garanti, mais au lieu de créer un capital à redistribuer, nous faisons circuler ce qui existe déjà, explique Hye Jeong, une Sud-coréenne responsable de projet baptisé Aura Network. C’est donc un système de revenu circulaire minimum et garanti.» Cela permet d’éviter l’usure, qui veut que l’argent crée de l’argent, et de revenir aux lois de la nature. «Si vous avez un pommier, et que vous ne cueillez pas vos pommes, elles tombent et reviennent à la nature. C’est pareil pour l’aura.»

L’objectif final est de promouvoir une société circulaire, où les objets non utilisés sont recyclés, où les talents des personnes sont mis à profit pour aider les autres, et surtout où l’on a créé un nouveau lien social sans valeur marchande. Sous le logo jaune de l’application Aura lancée en fin d’année dernière, les 300 utilisateurs, qui doivent être des résidents d’Auroville, proposent ces jours-ci des ustensiles de cuisine, des massages, la lecture d’un livre ou une sauce tomate maison. Ce n’est pas du troc, car il y a une monnaie virtuelle échangée. Mais alors pourquoi ne pas offrir«Nous ne sommes pas encore prêts à vivre sans argent, mais cette application est une étape pour y arriver», murmure Hye Jeong, les yeux plein d’espoir.

Des villes plus humaines

Plus de 200 «unités» de création de biens et services font ainsi naître des projets innovants similaires : Eco Femme fabrique des serviettes hygiéniques réutilisables en coton pour réduire la pollution engendrée par celles jetables. Plus de 55 millions de pièces ont été vendues en Inde et à l’étranger depuis 2010, et une partie des revenus générés sert à en offrir aux filles de la région et à les éduquer à l’hygiène menstruelle. Svaram fabrique des instruments de musique artisanaux et mène des recherches scientifiques, avec des neurologues étrangers, pour aider à soigner par la musique : son fondateur, Aurelio, a appris ces méthodes en passant des années au milieu de peuples aborigènes et a créé un «sonorium», où il aide les patients à réduire les blocages des flux corporels qui peuvent provoquer tumeurs ou cancers. 

Et il y a enfin les écoles d’Auroville, dont une partie développe un enseignement alternatif, basé sur le développement personnel plutôt que sur les uniques savoirs académiques – et ne fournit donc pas de diplôme. «Nos étudiants s’en sortent bien, même en dehors d’Auroville, car ils ont une plus grande capacité d’adaptation et d’innovation et peuvent mieux affronter les changements rapides de la société», assure Jean-Yves, un Français, professeur à Last School, construite dans une magnifique jungle. Cette solution, orientée sur les valeurs humaines, est toutefois moins adaptée aux élèves qui veulent devenir ingénieurs ou docteurs et ont besoin de certains diplômes pour poursuivre leur formation.

Auroville, de l’avis de tous, reste un projet en construction, toujours perfectible – ne serait-ce que pour mieux accueillir les jeunes et ceux qui n’ont pas de capital pour construire de logement ou compléter leurs revenus. Et pour ne pas donner l’impression que l’utopie est réservée aux plus riches.

Olivier, photographe et Aurovilien
depuis 30 ans. (Gayatri Gandu / Libération)

«L’un des succès d’Auroville, projet soixante-huitard par excellence, est toutefois d’avoir réussi à perdurer sans se figer autour d’un dogme, mais en s’adaptant constamment, avance Olivier, photographe français et Aurovillien depuis plus de trente ans, assis sous le préau de son humble maison surplombée de gigantesques arbres banians. C’est une tentative radicale, car nous cherchons un nouveau modèle de société, afin de créer des villes plus humaines. Et cela ne peut réussir en quelques années. Cela prendra certainement plusieurs générations, voire plusieurs siècles."

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Article publié dans Libération le 24 mai 2021 

jeudi 12 août 2021

Régionales en Inde: les nationalistes-hindous à l'assaut du Bengale-occidental

 La grande scène du village de Khodambari, au sud-ouest de l’Etat du Bengale-Occidental (capitale Calcutta, nord-est de l’Inde), revêt les couleurs patriotiques indiennes. Sur l’estrade, des musiciens réchauffent l’ambiance grâce à une mélodieuse musique traditionnelle, et le millier de spectateurs dodelinent de la tête, ravis. Quand soudain, une voix les réveille : «Je suis la fille du Bengale, et des vandales venant de l’extérieur sont en train de nous envahir», alerte une femme drapée dans un sari blanc.

C’est Mamata Banerjee, féroce politicienne de gauche et cheffe du gouvernement régional depuis dix ans. Elle appelle à résister à l’assaut que mène le parti du Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien, BJP), sur le Bengale-Occidental lors de l’élection régionale qui se termine ce jeudi. Mamata Banerjee est l’une des plus farouches opposantes à cette formation nationaliste hindoue qui règne à New Delhi et l’une des rares élues régionales à oser confronter leur «leader», le Premier ministre Narendra Modi.

Elle est donc devenue la cible «numéro 1» de ce parti, qui déploie des forces impressionnantes pour la détrôner lors du renouvellement du parlement de cet Etat de 90 millions d’habitants, dont les résultats seront annoncés dimanche. Cette élection régionale a donc un enjeu national : son issue démontrera si le BJP peut faire tomber l’une de ses plus virulentes critiques, faute de quoi sa victoire pourrait renforcer son aura et le front d’opposition.

Dans cette lutte, le BJP use de sa richesse inégalée et de son énorme influence, liée au contrôle de l’appareil fédéral politique et policier. Cela lui a permis de «retourner» environ 70 membres du parti de Mamata Banerjee, le Trinamool Congress (TMC). L’un d’entre eux, son ancien lieutenant Suvendu Adhikari, se présente aujourd’hui contre elle dans cette circonscription de Nandigram. «Ils ont énormément d’argent et le distribuent aux habitants, accuse Mamata Banerjee, assise dans une chaise roulante à cause d’une récente fracture au pied. Prenez leur argent si vous voulez, mais ne votez pas pour eux ! Ils cherchent à diviser les hindous et les musulmans, alors que nous les considérons comme deux bourgeons d’une même tige.» Avant de lancer à la foule son refrain combattant : «Khela hobe», «Jouons maintenant» !

Icône populaire

Dans l’assistance, Jamshree Pramanik Dhara, une enseignante drapée dans un joli sari de coton jaune et rouge, soutient cette dirigeante pour sa politique socialiste et féministe. «Mamata a construit de nombreuses routes en ciment et en pierre, ce qui est très important dans les villages pendant la mousson. Et elle donne priorité aux filles et aux femmes… cela, personne d’autre ne le fait.»

Dans les alentours de ce village de Khodambari, les habitants des classes populaires font également front commun derrière «Didi», la grande sœur. «Didi prend soin de nous de la naissance à la mort, assure Gopal Maiti, un ouvrier manutentionnaire d’une quarantaine d’années, qui affiche comme ses voisins l’autocollant du visage souriant de Mamata Banerjee sur la porte de sa maison. Mes enfants ont reçu deux vélos et ma fille 25 000 roupies (280 euros). Didi nous a aussi aidés à construire cette maison en dur.»

Mamata Banerjee est une icône au Bengale-Occidental et, de plus en plus, dans l’Inde tout entière. Cette petite femme de 55 ans, issue d’un milieu populaire, débute dans les années 70 dans les rangs du parti du Congrès des Nehru-Gandhi, de centre gauche, avant de créer en 1998 sa propre formation du Trinamool Congress (le «Congrès du terrain»). En 2011, elle réussit à déboulonner le parti communiste-marxiste qui dirige l’Etat depuis trente-quatre ans, sur son propre terrain des aides sociales. Virulente, parfois colérique, toujours imprévisible, elle use de tout le répertoire dramatique indien – elle a par exemple mené une longue grève de la faim pour protester contre l’achat de terres agricoles par l’Etat, qui devait permettre la construction d’une usine automobile du groupe Tata. Un des combats qui a propulsé Mamata Banerjee à la tête de l’Etat, où elle enterrera ce projet industriel.

Protectrice pour son clan, destructrice pour ses ennemis, cette hindoue brahmane emprunte les traits de la plus grande déesse locale, Durga, qui se transforme en Kali, la dévoreuse d’ennemis, quand elle est furieuse. Cette dirigeante charismatique, seule femme à diriger un gouvernement régional dans une Inde très patriarcale, n’est toutefois pas une déesse. Car la corruption est légion dans son parti et permet à son principal concurrent du BJP de gagner du terrain. Ceci, même auprès des opposants habituels de cette formation nationaliste hindoue : les musulmans.

Affrontements politiques sanglants

Dans le village d’Anandupur, à 150 km à l’ouest de Calcutta, des dizaines de familles musulmanes viennent de décider de donner une leçon au TMC de Mamata Banerjee. «Nous avons soutenu ce parti depuis dix ans mais nous n’avons jamais reçu les indemnisations promises après le cyclone Amphane, s’insurge Kismat Bibi. Et quand on l’a réclamé, les membres du TMC nous ont battus. Alors pourquoi devrais-je encore voter pour eux ?» Sheikh Sadir, un charpentier du village, est devenu le président local de la section du BJP pour les minorités, convaincu que la politique de Narendra Modi n’est pas anti-musulmane. «Le gouvernement de Modi nous a aidés après le cyclone… il nous a aussi assistés pour construire des maisons, énumère-t-il. Ces aides, elles ne sont pas pour les hindous ou les musulmans, elles sont pour tous !»

Les affrontements politiques sont sanglants dans cette région, et plusieurs partisans sont morts des deux côtés. Cela a poussé la commission des élections à diviser le vote en huit journées sur un mois, un district après l’autre, afin de pouvoir sécuriser chaque bureau. Mais cette campagne à rallonge, ponctuée de meetings de milliers de personnes, aurait également facilité la propagation du Covid-19 : en cinq semaines, le nombre de nouveaux cas quotidiens au Bengale-Occidental a été multiplié par 40, soit la progression la plus rapide en Inde. Et la commission des élections n’a pas voulu amender ce plan, même face à la catastrophe actuelle, ce qui a valu à ses membres d’être qualifiés de «meurtriers» par des hauts magistrats.

A 35 kilomètres de là, la ville de Medinupur est devenue un nouveau bastion du BJP. En 2019, le parti a remporté cette circonscription lors des élections parlementaires fédérales. Une vraie percée : quasiment absent de la scène politique régionale il y a dix ans, le BJP a alors raflé 18 des 42 sièges de l’Etat, grâce entre autres à la popularité de Narendra Modi et à son diptyque «développement économique et hindouisme». Debashish Das, un hindou de 31 ans, milite depuis pour le BJP à Medinupur. «Il n’y a pas de travail dans la région pour les personnes diplômées, se plaint-il, assis dans sa maison de la banlieue de la ville. Alors que Narendra Modi, lui, il a apporté un vrai développement dans le reste du pays. Il a aussi fait de l’Inde une nation puissante, avec une armée forte que nos ennemis craignent ! Et en plus, il met en place un Etat hindou, ce qui est une bonne chose.»

Lors de la campagne régionale actuelle, la principale promesse du BJP est de naturaliser les réfugiés hindous qui sont arrivés du Bangladesh voisin – application régionale de la loi controversée sur la citoyenneté, qui a enflammé le pays il y a un an. Un combat symbolique mais stratégique, estime Sanjeeb Mukherjee, chercheur en sciences politiques à Calcutta. «Les électeurs du BJP viennent généralement des classes moyennes basses et récemment urbanisées. Ils n’ont pas reçu d’éducation poussée, ont souffert de l’urbanisation galopante et de l’érosion des liens familiaux traditionnels. Ils sont donc déracinés et le BJP leur offre une identité refuge et une fierté : celle d’être hindous. Le parti canalise aussi leur colère en désignant un responsable de leur condition misérable : les musulmans», analyse-t-il.

Harmonie fragile

Dans cet Etat qui compte 27 % de musulmans, seulement 1 % des candidats du BJP appartiennent à cette religion, contre 11 % pour le TMC. Le BJP n’hésite pas à diaboliser les musulmans pour récolter les votes de la majorité hindoue. «Si vous l’élisez [Mamata Banerjee, ndlr], cette circonscription sera un mini-Pakistan et les terroristes islamistes pourront prospérer, assène Suvendu Adhikari, l’opposant de Mamata Banerjee à Nandigram. Un gouvernement du BJP, lui, rétablira l’ordre comme Modi sait le faire.»

Cette stratégie a porté ses fruits car les nationalistes hindous dirigent, seuls ou en coalition, plus de la moitié des Etats du pays, en plus du gouvernement fédéral, ce qui offre au BJP un contrôle inédit dans l’histoire moderne indienne. Le Bengale-Occidental a jusqu’à présent résisté à cette polarisation, grâce à une certaine harmonie entre musulmans et hindous, mais cet équilibre est fragile.

Sarfraj Khan, secrétaire du comité musulman de Medinupur et «protecteur» d’un mausolée soufi de la ville, observe déjà avec crainte la montée des hindouistes. «En 2013, pendant la campagne pour l’élection de Narendra Modi, le mausolée a été attaqué, raconte-t-il, assis près de la tombe du saint. Et depuis que le BJP a conquis cette circonscription fédérale, ils obligent certains musulmans à crier «Jai Shri Ram» [cri hindou en faveur du dieu Ram, ndlr]. Ma famille vit ici depuis plus de cent-cinquante ans, mais pour eux, nous sommes tous des Bangladais.»

Il fait une pause, et se projette. Son regard s’assombrit. «Dans les Etats qu’ils ont remportés, le BJP vise systématiquement les musulmans : ils répriment leurs habitudes alimentaires, posent des drapeaux hindous sur les mosquées, et criminalisent les mariages entre hindous et musulmans. Donc s’ils gagnent cette élection, conclut-il, cela sera difficile pour nous de continuer à vivre ici.»


Article publié dans Libération le 29 avril

mardi 27 avril 2021

Covid-19 : en Inde, la jeunesse entraînée par la vague

Avec un chiffre record de près de 315 000 nouveaux cas enregistrés en 24 heures le pays fait face à une violente recrudescence de la pandémie. Parmi les nouvelles victimes : les moins de 20 ans.


L’Inde affronte depuis deux semaines la vague de contaminations la plus fulgurante depuis le début de la pandémie de Covid-19, avec près de 315 000 nouveaux cas enregistrés entre mercredi et jeudi, soit un doublement des nouvelles contaminations en dix jours. Les hôpitaux des grandes villes comme Bombay et New Delhi, qui comptent les meilleures infrastructures du pays, sont complètement débordés : ils n’ont plus de lits en soins intensifs et peinent à trouver assez d’oxygène pour maintenir en vie ceux qui y sont déjà admis.

Les régions de ces deux mégalopoles, qui comptent à elles deux environ 140 millions d’habitants, sont à présent confinées pour ralentir la progression de cette deuxième vague. Assommés par la violence du choc, les dirigeants, qui avaient célébré l’immunité collective en fin de première vague, se demandent maintenant quel variant du Sars-Cov-2 a bien pu les frapper et briser si facilement leur vénérée protection.

Plusieurs variants en même temps

Les réponses sont encore partielles, car le séquençage génomique demeure rare et manque de financements en Inde, mais les informations fournies par le site Outbreak.info, spécialisé dans la compilation de données ouvertes sur le virus, donnent des pistes. Il y a encore un mois, le variant britannique, le B.1.1.7, détecté pour la première fois le 5 octobre en Inde, dominait le terrain, avant d’être submergé par une mutation indienne, le B.1.617. Celle-ci a été identifiée dans 28% des échantillons analysés depuis deux mois, avec une forte progression en avril, contre 15% pour le britannique pendant la même période. Il n’en reste pas moins que, considérant l’immensité du sous-continent (six fois la superficie de la France), l’Inde continue à accueillir plusieurs variants en même temps, ce qui complique la bataille.

L’Etat du Maharashtra, dans l’ouest du pays, dont la capitale est Bombay, est devenu l’épicentre de cette deuxième vague avec un quart des nouveaux cas enregistrés depuis une semaine et 42% des échantillons analysés dans les deux derniers mois portant la marque du variant indien. Dans l’est, au Bengale-Occidental, dont la capitale est Calcutta, les deux variants circulent en même temps de manière quasi égale : 26% pour l’indien et 16% pour le britannique. Cependant, les analyses de variants ne sont pas assez nombreuses dans la plupart des Etats fédérés pour connaître toutes les tendances. Le variant indien n’est, du reste, pas considéré comme «inquiétant» par les autorités et demeure sous-référencé.

Séquelles rares mais préoccupantes

Ce qui est sûr, c’est que les enfants sont moins épargnés que lors de la première vague. «Je n’avais jamais vu de patients pédiatriques, s’inquiète le médecin généraliste Souradipta Chandra, à New Delhi. Maintenant je reçois des enfants âgés de 10, 12 ou 14 ans qui sont affectés par le Covid-19 et présentent des symptômes.» Selon les chiffres officiels du Programme intégré de surveillance des maladies (IDSP), les personnes âgées sont toujours les plus vulnérables, car 70 % des personnes hospitalisées ont plus de 40 ans, mais les cas rapportés chez les 0-19 ans ont bondi de 38 % par rapport à la première vague, pour représenter 5,8 % des incidences.

«Les nouveau-nés et les adolescents sont ceux qui peuvent développer les symptômes les plus graves, avertit le pédiatre Ajit Gajendragadkar, de l’hôpital Hinduja de Bombay, qui voit environ six nouveaux jeunes patients malades du Covid-19 chaque jour depuis trois semaines. Les enfants ont plus de symptômes qu’avant, confirme-t-il, même s’ils sont encore légers. De la fièvre, de la toux et des diarrhées, mais par chance, aucun de mes patients n’a pour l’instant eu besoin d’être hospitalisé.» Il attribue cette augmentation des chiffres à plusieurs facteurs : d’abord, la plus grande contagiosité des nouveaux variants, qui se transmettent automatiquement à toute une famille dès qu’un des membres est malade. Le virus est également mieux accepté par les Indiens : «Avant, les familles avaient peur d’être ostracisées si elles étaient déclarées positives au virus, donc elles hésitaient à se faire tester. Maintenant ce n’est plus le cas, donc on voit davantage de cas rapportés», constate le pédiatre. Enfin, les tests sont également plus faciles d’accès qu’avant.

Ce docteur s’inquiète davantage des séquelles post-coronavirus chez les petits, rapportées dans le monde entier depuis un an sous le nom de syndrome inflammatoire multisystémique chez les enfants (MIS-C). Elles sont rares mais préoccupantes. «Ces inflammations peuvent toucher les poumons, les reins, les veines ou le cœur, et s’avérer fatales si elles ne sont pas rapportées à temps.» Or les symptômes peuvent paraître anodins : des démangeaisons, des douleurs abdominales ou de fortes fièvres. Le pédiatre conclut : «Notre établissement a dû hospitaliser cinq enfants pour des cas de MIS-C, mais d’autres en ont eu plus.»

Article publié dans Libération le 21 avril 2021

samedi 3 avril 2021

Les «Taxi Driveuses» de New Delhi


Deepa en route dans son taxi vers l'aéroport de la capitale indienne pour récupérer des clients. (Johann Rousselot/Signatures pour Libération)



Reena passe la marche arrière dans un crissement de boîtier. «Recule encore, stop  lance sa monitrice de conduite à ses côtés, d’un ton ferme. Première vitesse. Reena dégage la petite voiture bleue cabossée de la place de parking, nichée en demi-pente derrière un arbre, pour s’engager dans la circulation chaotique du nord de New Delhi. Les klaxons fusent de toutes parts, recouvrent les voix pendant de longues secondes, les motos arrivent rapidement en contresens pour croiser des vaches qui traversent lentement. La jeune Reena demeure tranquille, les yeux souriants au-dessus de son masque. «Dans ces embouteillages, les gens s’énervent et me crient dessus, ils me disent d’apprendre à conduire et essaient de passer par tous les moyens. C’est fou…» s’amuse-t-elle. Cette apprentie de 34 ans aux cheveux courts ne se décourage pas, car elle est ici pour apprendre un métier : celui de chauffeuse de taxi.

Depuis 2008, l’association Azad («liberté» en hindi) recrute des femmes de milieux populaires comme elle pour leur enseigner ce métier pratiqué en Inde presque uniquement par des hommes. Une formation qui prend des airs de transformation dans ce pays très patriarcal. «Avant de commencer ici, je n’avais conduit aucun véhicule, pas même un vélo, raconte Sangeeta, 37 ans, qui vient de terminer son apprentissage. Je n’étais quasiment pas sortie de mon quartier et je n’étais pas à l’aise pour traverser la rue toute seule. Mais maintenant que je conduis, j’ai plus confiance en moi, je peux aller où je veux sans avoir peur. Je suis vraiment heureuse.»

Cette transition est toutefois délicate et prend du temps : neuf mois, en général, pour enclencher l’émancipation de ces femmes modestes. Les époux sont les plus difficiles à convaincre : «Mon mari pensait qu’une femme ne pouvait pas conduire une voiture», se rappelle Omkari, une femme costaude et l’une des premières chauffeuses de l’association, aujourd’hui monitrice pour les apprenties. «Aucune femme de notre famille n’avait jamais travaillé, sauf une qui était infirmière. C’était donc inconcevable de conduire un taxi !» Mais comme dans beaucoup de ces foyers, les problèmes financiers ont forcé le destin et facilité la libération des femmes : «Mon mari avait des revenus modestes et irréguliers, donc quand nos enfants tombaient malades, nous devions demander de l’argent à nos familles, se souvient-elle. Mais personne ne nous aidait. Nous devions donc parcourir trois kilomètres à vélo pour aller à l’hôpital public [où les soins sont gratuits, ndlr]. Je n’en pouvais plus.» Cela fait maintenant dix ans qu’Omkari travaille comme chauffeuse et monitrice, et son salaire a permis de mieux soigner ses enfants et de les envoyer dans des écoles privées en anglais, en plus d’investir dans l’achat d’un terrain. Signe supplémentaire d’émancipation : elle ne porte plus le voile dupatta qui couvrait ses cheveux autrefois.

Des tâches ménagères souvent incompatibles avec un emploi

Ces femmes ont d’autant plus de mal à réussir qu’elles nagent à contre-courant : en Inde, la participation des femmes dans le milieu du travail ne cesse de chuter. En 2019, selon la Banque mondiale, seulement une femme sur cinq (20,5 %) de plus de 15 ans travaille, contre 26,5 % en 2005 – face à 76 % des hommes indiens. L’Inde est le pays d’Asie du Sud dans lequel cette proportion est la plus faible, à égalité avec le Pakistan et derrière l’Afghanistan, où 21,2 % des femmes travaillent, le Bangladesh (30,5 %) et le Sri Lanka (33,7 %).

Il y a plusieurs raisons à cette baisse d’activité officielle des femmes : la mécanisation croissante accroît le chômage dans les secteurs industriels et frappe avant tout les femmes, moins qualifiées et facilement remplaçables. Elles sont aussi victimes d’une transition difficile : les Indiennes étudient davantage qu’avant, mais ne trouvent pas de travail qui correspond à leurs nouvelles qualifications. Et même si elles postulent, elles demeurent écrasées sous le poids des traditions, qui imposent aux femmes de s’occuper de toutes les tâches ménagères et des enfants (six heures de travail ménager par jour en moyenne pour les femmes indiennes, contre cinquante-deux minutes pour les hommes, selon l’OCDE). Ces tâches sont souvent incompatibles avec un emploi à responsabilités.

La formation d’Azad doit donc être globale, pour permettre une émancipation rapide et durable de ces femmes. Elle inclut bien sûr les cours techniques de conduite, mais aussi de communication en anglais, ainsi que des modules sur le droit des femmes. Et ses responsables parlent aussi à aux familles en cas de problèmes. «Nous prenons le temps de comprendre les crises familiales qui peuvent émerger et nous les aidons à en sortir, explique Amrita Gupta, directrice des recherches et de la promotion d’Azad. Ces femmes viennent de milieux marginalisés et on ne peut pas simplement leur offrir trois mois de cours de conduite et espérer qu’elles trouvent un travail derrière… c’est impossible ! D’autres formations font cela, mais seulement 2 % des femmes trouvent ensuite un emploi. Chez nous, entre 60 % et 70 % de nos apprenties y arrivent.»

Pour la jeune Deepa, la réussite a été possible grâce à deux facteurs principaux : sa détermination et le soutien de sa famille. En 2012, elle est âgée de 21 ans et vient d’avoir son diplôme du secondaire quand elle entend parler de ces formations de chauffeuse. «Je n’étais jamais vraiment sortie de mon quartier ni même montée sur un vélo, mais je voulais essayer», raconte-t-elle dans sa maison familiale située dans le quartier populaire de Jahangirpuri, au nord-ouest de New Delhi. Son père s’y oppose fermement, par peur pour sa fille autant que par crainte de ce que diront les voisins. «Pendant les sept mois de formation, il ne m’a pas parlé et a même quitté la maison pendant quelques jours», raconte Deepa. Mais le soutien de sa mère est solide et déterminant. «J’ai toujours voulu sortir travailler, mais j’ai été forcée de rester femme au foyer», confie Shakuntala, la cinquantaine, drapée dans un sari traditionnel rose dont une frange lui recouvre les cheveux. Elle se tient contre le mur, entourée de figurines de dieux hindous et regarde fièrement sa fille, la tête nue, assise avec confiance sur le lit de la maison. «A son âge, j’avais déjà trois enfants, donc je n’ai même pas eu le luxe d’exprimer un désir de travailler. Alors quand j’ai entendu parler de sa formation, je l’ai soutenue», conclut Shakuntala. Le père de Deepa a finalement changé radicalement d’avis quand elle est revenue avec son premier salaire. «Il a considéré que je pouvais faire le travail d’un homme… il était si heureux», dit la jeune femme, qui gagne 15 000 roupies (171 euros), soit le salaire moyen indien.

Plus de 2 500 femmes formées

Il est près de 20 heures, Deepa a aujourd’hui 30 ans, et son père l’accompagne désormais dans les allées étroites et mal éclairées de leur quartier vers son taxi. Deepa marche devant lui, le pas assuré, jusqu’à la rue principale voisine. Ses longs cheveux bruns sont attachés en queue-de-cheval serrée, son anneau doré, accroché à la narine, reflète les phares des voitures. Elle sort la clé. Ouvre son véhicule et commence son service de taxi de nuit.

«J’adore conduire, lance-t-elle concentrée, les deux mains sur le volant, mais les yeux brillants d’excitation. Car c’est moi qui conduis les gens maintenant, et pas l’inverse. Et je suis fière !» Sa conduite est calme et respectueuse, ce qui est apaisant dans le chaos des rues indiennes : Deepa utilise les clignotants pour tourner et ne klaxonne quasiment pas, ce qui est rare et un signe évident de confiance dans sa maîtrise du véhicule. «Sur la route, les autres conducteurs me regardent bizarrement, mais ce n’est pas grave. Mon rêve est que toutes les voitures autour de moi soient conduites par des femmes !» Deepa est une pionnière : dans son quartier, elle fut la première à briser le plafond de verre. Et a été suivie par une cinquantaine d’autres, dont sa sœur cadette.

Depuis 2008, Azad a formé plus de 2 500 femmes à la conduite, dans cinq villes du nord de l’Inde. La plupart sont ensuite employées, comme Deepa, dans la branche commerciale de l’association, appelée Sakha, et deviennent chauffeuses particulières pour des familles, des femmes seules ou des entreprises. D’autres entreprises et ONG ont lancé des services similaires ces dernières années en Inde, mais celui de Sakha est de loin le plus étendu et élaboré.

Depuis quelques mois, Sakha a également ouvert un comptoir à l’aéroport de New Delhi, à côté de ceux des taxis traditionnels conduits par des hommes. Il est opéré par une quarantaine de conductrices, 24 heures sur 24. Ce service est accessible à tous, mais il est évidemment plébiscité par les femmes. «C’est bien mieux que les autres services», se réjouit Nimisha Kakoli, la quarantaine, en découvrant le comptoir rose et turquoise au slogan de «Femmes
au volant».
 Elle est arrivée seule de Calcutta, un dimanche soir. «Je ne connais pas très bien New Delhi. La ville a mauvaise réputation et c’est donc rassurant d’être conduite par une femme.»

Article publié dans Libération, le 8 mars 2021
Avec le photographe Johann Rousselot 


vendredi 19 février 2021

Inde : arrestation de Disha Ravi, cofondatrice de la branche locale de Fridays for Future

Cinq policiers de New Delhi ont traversé le pays et débarqué chez la militante environnementale Disha Ravi, à Bangalore, samedi midi. Pour immédiatement emmener cette écologiste de 21 ans dans la capitale, et la présenter devant un juge. Ce n’est qu’alors que Disha Ravi a compris ce qui lui était reproché : avoir complété et relayé sur Twitter un fichier expliquant comment soutenir les manifestations d’agriculteurs. 

Ce document, que Libération a consulté, explique d’abord pourquoi des centaines de milliers de paysans protestent depuis six mois contre la réforme actuelle de libéralisation de l’agriculture. Puis propose trois actions de soutien : tweeter en utilisant certains mots-dièses, écrire à son député puis organiser des manifestations devant les ambassades indiennes. Des actes anodins, à première vue. 

Mais la police de New Delhi considère que ce document aurait servi à préparer les manifestations violentes d’agriculteurs du 26 janvier, qui ont blessé des centaines de policiers et entraîné la mort d’un manifestant. Plus grave : ce ficher a d’abord été partagé sur Twitter par la jeune militante suédoise Greta Thunberg, à la tête de Fridays for Future (FFF) et des grèves pour le climat. 

Disha Ravi est l’une des fondatrices de la branche indienne de cette organisation et a échangé avec Greta Thunberg à ce propos. Pour la police, il n’y a donc pas de doute : la militante indienne fait partie d’un «complot criminel» visant à «lancer une guerre économique, sociale et culturelle contre l’Inde». Disha Ravi est donc détenue pour «sédition», «complot criminel» et «organisation d’émeutes», et a été placée en garde à vue pour cinq jours minimum. 

Pour ses collègues, tous âgés de moins de 25 ans, ces accusations sont absurdes. «Notre groupe ne cherche pas à ternir l’image du pays, nous voulons au contraire le sauver des ravages causés par le changement climatique, soutient Tamanna, militante de FFF à Pune (ouest de l’Inde), âgée de 23 ans. Et même si nous voulions organiser un complot, nous ne le ferions pas à travers un Google doc, dont les informations de localisation peuvent être retrouvées facilement !» 
 
«Idéologies destructrices» 

Anurag (1), qui a milité avec Disha Ravi, considère que ces accusations sont «politiques et illogiques». Il décrit cette jeune femme comme «l’une des militantes environnementales les plus actives et passionnée du pays». «De jour comme de nuit, Disha ne s’arrêtait jamais, raconte-t-il. Elle s’installait avec une table et une chaise lors des festivals universitaires, et parlait des heures avec les jeunes pour les convaincre que le changement climatique était réel. Son engagement est unique.» 

 Ce militant estime que le gouvernement de Narendra Modi a «peur de cette union entre les écologistes et les paysans. Et qu’il est préoccupé par son image à l’étranger». Or les manifestations des agriculteurs, qui siègent depuis trois mois aux portes de la capitale, impressionnent l’opinion publique internationale. Le 2 février, la célèbre chanteuse Rihanna a ainsi partagé un article de CNN sur le sujet auprès de ses 101 millions d’abonnés sur Twitter. Le lendemain, Greta Thunberg prenait le relais, ce qui a fait paniquer la diplomatie indienne. Le gouvernement nationaliste hindou trouve alors un nouvel angle d’attaque contre ces manifestants : le complot international. Devant le Parlement, le Premier ministre dénigre les «idéologies destructrices de l’étranger» et qualifie les organisateurs de ces manifestations de «parasites». 

 «Les graines de la traîtrise» 

Pour les autorités indiennes, «la différence entre militantisme et sédition devient de plus en ténue», s’inquiète Tamanna. La classe politique d’opposition se révolte contre cette arrestation, et les réseaux sociaux s’enflamment ces derniers jours. L’artiste engagé TM Krishna estime ainsi sur Twitter que «si l’arrestation d’une militante écologiste de 21 ans pour le partage d’un fichier d’information sur les réseaux sociaux n’est pas le signe que nous sommes tombés dans un Etat policier, je ne sais pas ce que c’est». 

 Dans le parti nationaliste (BJP) au pouvoir, on maintient qu’il faut «détruire les graines de la traîtrise». Les preuves apportées par la police semblent pour l’instant minces pour prouver de telles accusations contre Disha Ravi, mais l’objectif semble davantage de décrédibiliser le mouvement de paysans et de faire taire la critique. La loi contre la sédition, passible de la prison à vie, est une arme redoutable car elle rend difficile toute remise en liberté sous caution et permet de galvaniser les électeurs nationalistes hindous contre de prétendus «traîtres à la nation». 

Ces dernières semaines, ces accusations ont été portées contre tout ce qui peut ressembler à une opposition organisée : un humoriste célèbre, des journalistes de premier plan et un député fédéral d’opposition. La persécution est permanente, la dissension périlleuse. 

 (1) Nom d’emprunt.

Article publié dans Libération le 15 février 2021

vendredi 12 février 2021

Covid et pollution : «A New Delhi, nous faisons face à une double pandémie»

 

Dans la capitale indienne, désignée en 2015 par l’OMS comme la ville la plus polluée du monde, le coronavirus circule d’autant plus facilement que l’atmosphère est saturée en particules fines. Et fait des ravages sur une population à la santé déjà fragilisée.
Retrouvez également ce reportage sous format audio ici
par Sébastien Farcis, Correspondant à New Delhi
publié le 27 janvier 2021 à 18h56

New Delhi, le 14 janvier. Il est 10 heures du matin. Le jour s’est bien levé, mais le soleil est invisible. Il reste voilé derrière un épais nuage gris, qui ne vole pas seulement la lumière aux 20 millions d’habitants de la capitale mais ravage également leurs poumons. Car dans cette brume est emprisonné un poison : une pollution atmosphérique, avec un taux de particules fines intolérable. Les relevés, ce matin-là, indiquent que la concentration dépasse les 500 microgrammes par mètre cube, soit 20 fois les niveaux maximums recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur vingt-quatre heures. New Delhi honore son statut de capitale la plus polluée du monde. Ses résidents se sont habitués à ces hivers gris et toxiques, mais leurs poumons, eux, ont été fragilisés par tant de pollution, et se retrouvent aujourd’hui plus vulnérables face au Covid-19. Depuis le début de la pandémie, le pays dénombre 10 millions de contaminations et 153 000 morts du coronavirus.

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Jai Dhar Gupta est conscient des dangers de cette pollution. Il y a sept ans, ce quadragénaire aisé, alors en bonne santé, manque de mourir étouffé après une course de 10 km dans les rues de New Delhi. «C'est comme si l'air avait disparu d'un coup de mes poumons», se souvient-il. Il part en urgence à l'hôpital, où les médecins lui trouvent une tâche aux poumons et découvrent qu'il a perdu 40 % de ses capacités respiratoires. Courir est un sport dangereux quand il est pratiqué à New Delhi. Depuis, Jai Dhar Gupta vit «dans une bulle» : «J'ai les meilleurs systèmes de filtration de particules fines dans ma voiture, dans ma maison et au bureau, et pendant l'heure ou deux où je ne suis pas en intérieur, je porte ces masques dernier cri, qui utilisent de la nanotechnologie.» Des masques fins qu'il a développés avec sa propre société, Nirvana Being, et qui filtrent 96 % des particules de 0,1 micron. Malgré toutes ces protections, le risque est monté d'un cran à cause de la pandémie de coronavirus : «Je souffre déjà de bronchite asthmatiforme chronique, donc le Covid est très dangereux et je dois m'isoler encore plus. Pour moi, c'est clairement une double peine.»

Fléaux combinés

Ce danger de la pollution cumulée au Covid a été prouvé et mesuré ces derniers mois par plusieurs études, en Chine, en Italie et aux Etats-Unis. Cette dernière, menée par l’université Harvard et publiée en novembre, a prouvé que chaque microgramme supplémentaire par mètre cube de la teneur atmosphérique en PM2,5 (particules dont le diamètre est inférieur à 2,5 micromètres) correspondait à une hausse de quelque 11 % du taux de mortalité du Covid-19. En Inde, l’Association médicale indienne a estimé que 13 % des cas de coronavirus à New Delhi étaient liés à la pollution de l’air.

Dans son service, le docteur Arvind Kumar constate tous les jours ce lien entre les deux fléaux. Ce pneumologue est directeur du centre de chirurgie du thorax à l'hôpital public Ganga-Ram de New Delhi - qui accueille des patients Covid - et administrateur de la Lung Care Foundation (fondation pour le soin des poumons). Dès qu'il y a un pic de pollution, il voit les cas de Covid augmenter et les patients affluer. Fin novembre, par exemple, alors que les fumées des feux agricoles des régions voisines venaient asphyxier les résidents de la capitale, son service a été débordé. «La pollution fait gonfler les tissus de notre trachée et de nos poumons. Ils vont donc s'infecter plus rapidement et contracter plus facilement le coronavirus, explique le docteur Kumar. Mais surtout, le coronavirus se mélange aux particules fines de pollution, qui le transportent ainsi plus profondément dans l'organisme. C'est pourquoi les résidents des zones polluées peuvent ingérer de plus grandes doses de virus que les autres, et cela fait augmenter le nombre de cas de Covid.»

La pollution, une «tueuse lente et indirecte»

La mortalité, elle, est également plus élevée dans ces régions polluées, car les résidents de ces zones sont déjà affaiblis. «La pollution qu'ils respirent toute l'année endommage leurs poumons, leur cœur, leur cerveau, et fait aussi augmenter leur tension artérielle, leur diabète et leurs risques de crise cardiaque. Ce sont des facteurs de comorbidité et ces personnes vont donc mourir plus rapidement du Covid. Nous faisons face ici à une double pandémie, dont les effets combinés sont dévastateurs», conclut ce pneumologue.

En 2015, l’OMS a désigné New Delhi ville la plus polluée du monde, dans une liste de 1 600 métropoles. Cela a choqué l’opinion publique indienne, mais en dehors du docteur Kumar, très peu de médecins parlent encore publiquement des liens entre la pollution et les maladies chroniques. Et donc la prise de conscience des risques est faible, tout comme les moyens mis en place pour lutter contre cette intoxication.

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«La pollution tue chaque année plus de personnes que le Covid, mais n'a toujours pas reçu 1 % de l'attention dont le Covid bénéficie depuis ces neuf derniers mois, déplore-t-il. Je pense que c'est parce que le coronavirus entraîne une mort visible et directe, alors que la pollution détériore votre santé à petit feu. Vous mourez en plusieurs années, d'une maladie qui a été générée par la pollution, mais la pollution n'est jamais inscrite comme la cause du décès. C'est une tueuse lente et indirecte, et c'est pour cela qu'elle n'est pas combattue comme elle le devrait.» C'est aussi un coriace ennemi à combattre, car les sources de cette pollution sont très diverses et changent en fonction des saisons. Quatre principaux facteurs sont constants : les véhicules, les industries, les centrales thermiques et l'incinération de déchets.

Prenons les transports. New Delhi compte plus de 10 millions de véhicules, soit davantage que les deux autres plus grandes villes indiennes réunies… et ce chiffre croît de 11 % par an ! La capitale compte pourtant le meilleur réseau de métro du pays, mais il a été créé trop tard, et les stations sont trop espacées. «A cause de l'incompétence de l'administration en charge des autobus, ainsi que des lobbys pétrolier et automobile, la voiture est devenue la gouverneure de la ville», déplore Roshan Shankar, conseiller du gouvernement de New Delhi. Pour réduire leurs émissions, le gouvernement fédéral oblige depuis le 1er avril les raffineurs à passer directement de la norme de carburant Euro 4 à Euro 6, qui impose un taux d'émission de particules plus bas.

Les déchets entraînent également une importante pollution : l’organique pourrit dans de monumentales décharges à ciel ouvert, qui émettent du méthane. Et comme ces espaces ne sont pas bien aérés, ces ordures prennent parfois feu, ce qui libère encore plus de gaz toxiques.

Le gouvernement de New Delhi a tout de même pris quelques mesures : il a fermé il y a deux ans la dernière centrale à charbon de la ville et décidé de ne plus acheter d’énergie «sale». Il fait la promotion du solaire depuis six ans et lance des projets d’installation de panneaux sur les toits, dans les bidonvilles entre autres. Il s’est aussi donné l’an dernier un objectif ambitieux : que 25 % des nouveaux véhicules de la ville soient électriques d’ici à 2024. Il propose pour cela des incitations fiscales à l’achat, bénéficiant également aux deux-roues, qui représentent les deux tiers des véhicules de la capitale et dont les moteurs polluent énormément. Soixante et onze stations de recharge étaient déjà ouvertes en octobre, mais à trois ans de l’échéance, on ne croise encore quasiment aucun véhicule électrique sur les routes.

«Ces efforts ont au moins permis d'inverser la courbe de pollution, reconnaît Anumita Roy Chowdhury, directrice des recherches au Centre for Science and Environment. La concentration en particules fines a baissé en moyenne de 15 % à 20 % sur les trois dernières années, mais c'est loin d'être assez.» En effet, les niveaux absolus demeurent plus de dix fois supérieurs aux limites recommandées par l'OMS. L'air est donc toujours très toxique, presque tous les jours de l'année.

Organisation kafkaïenne

Les défis restent donc énormes, surtout pour une ville en pleine croissance démographique et économique, qui pourrait quasiment doubler sa population en trente ans pour devenir, selon les projections de l’université d’Ontario Tech, la deuxième mégalopole la plus peuplée du monde en 2050 (après Bombay), avec 36 millions d’habitants. Les réformes sont d’autant plus laborieuses que New Delhi a un statut particulier et unique : c’est un territoire de l’Union fédérale avec un dirigeant élu, mais en tant que capitale fédérale, l’essentiel des administrations dépendent du gouvernement central, dirigé par l’opposition. La répartition du travail est kafkaïenne : neuf agences fédérales et régionales s’occupent par exemple de la voirie ! Quand aménager un passage piéton devient un enfer, on comprend pourquoi l’Inde n’arrive pas à régler ce problème aussi rapidement qu’une Chine organisée et autoritaire.

New Delhi n’est malheureusement pas la seule métropole indienne à être frappée par ce fléau de la pollution : le nouveau classement de l’OMS de 2018, plus étendu grâce à l’installation de nouveaux instruments de mesures, révèle que douze des quinze villes les plus polluées du monde se trouvent dans cette région enclavée et peu venteuse du nord de l’Inde, où vivent plus de 500 millions de personnes. Ce sont autant de personnes qui continuent cette année à souffrir des effets combinés de la pollution et du coronavirus.

Article publié dans Libération le 27 janvier 2021